vendredi, mars 31, 2006

Les petits pois sont ...

Ce matin, comme chaque jour, il a enfilé son pardessus en criant "les enfants, on est encore en retard, on se dépèche, chaussures, manteaux et on s'en va !". Il est monté dans sa voiture en pestant contre le portail motorisé qui en raison des températures hivernales ne s'ouvre qu'à moitié. Son bout de chou de fils de 10 ans est tellement content de l'aider en poussant le montant récalcitrant qu'il a renoncé à chercher les causes de cette défaillance. Le printemps et les premiers soleils règleront le problème.
Il s'arrête enfin devant l'école, ouvre le coffre et donne à sa petite grenouille au chocolat de 6 ans son cartable et un bisou.
La vraie vie s'achève.
Il rejoint son bureau, se gare à l'arrière du bâtiment et attend la fin de la chanson de Benabar qui emplissait l'habitacle de bonne humeur avant de couper le contact.
Il salue ses collègues d'un geste vague et s'enferme dans son bureau. Il est au placard, enfin c'est ce qu'il croit. Alors il allume son ordinateur et ouvre sa boîte email...vide, comme chaque jour. Le grand voyage sur la Toile commence, à la dérive, d'un site à l'autre, comme un périple glacial sur une banquise infinie. Le contact des autres lui manque, il ne lui reste pour le moment que ce substitut virtuel qui ne comble pas le vide. A 12h00, il renfile son pardessus, ferme son bureau et se rend à pied, en traversant le parc, au restaurant d'entreprise où il déjeune depuis quinze ans. L'odeur insipide qui l'accueille dans le hall n'éveille pas son appétit. Machinalement, il se saisit d'un plateau, une entrée un plat un dessert et sa carte bippe à la caisse. Il s'assied près de la même fenêtre, observe les mêmes façades décrépies, engloutissant sans réfléchir une nouriturre sans âme. Dans son assiette, les petis pois sont vert anglais et cette couleur l'horripile. Il se souvient, il y a si longtemps, son séjour à Londres et cette manie des légumes presque crus.
Son repas terminé, il rejoint le parc et s'assied sur un banc, face à un viel arbre majestueux rescapé de la furie de la grande tempête. Levant la tête vers sa cime, il entrevoit dans cette silhouette équilibrée, se balançant dans le bleu du ciel parsemé de chevaux blancs qui font la course, toute la beauté du monde. Mentalement, il grimpe dans les branches et s'imagine là-haut, plus près des chevaux sauvages dont le galop s'accèlere avec le vent qui se renforce. Il observe quelques instants ce parc harmonieux, aux lignes courbes bien dessinées, aux essences variées qui tout au long de l'année, offre à qui veut un spectacle sans prix. Brusquement poussé par une irrépressible force, il se jette dans le vide, agrippe l'encolure de la monture la plus proche, se rétablit sur son dos et file à toute allure vers l'horizon.
Une petite voix chevrottante le ramène aussitôt sur terre. C'est la petite vieille qu'il évite soigneusement chaque fois qu'il traverse le parc.
-"Voulez-vous bien que je m'assoie à côté de vous ? J'ai envie de parler."
Gêné, il ne sait que répondre, sent bien qu'il est coincé. Il ne peut tout de même pas se lever comme si de rien n'était.
Il murmure un "Je vous en prie" timide.
Et la vieille dame égraine une longue litanie de souvenirs qu'il écoute à peine, tout à sa rêverie équestre.
Soudain, un fort coup de vent le désarçonne et il reprend le fil de la conversation.
-"...et j'avais un petit-fils, il aurait votre âge, qui ne manquait jamais de me rendre visite quand c'était la saison des petits pois. Nous nous asseyions à côté du tilleuil, à l'ombre d'un magnifique cèdre bleu. Entre nous, sur l'herbe, un grand baquet de cosses dont il fallait extraire les petites billes qui roulaient sur un linge blanc posé sur nos genoux. J'avais appris à mon petit-fils comment glisser son doigt entre les coques pour faire céder la paroi et libérer le trésor. Je l'observais en coin, souriant à sa maladresse, en voyant les petits pois sautiller sur le sol..."
Une larme coulait sur sa joue. L'histoire de cette vieille dame le ramenait à son égoïsme et à sa vision étriquée de la vie qu' il gâchait depuis de longs mois. Il essuya ses yeux rougis en se levant.
-"A demain", lui dit-il en l'embrassant sur ses deux pommettes rebondies, rondes comme des petits pois, rougies par le froid.
Le coeur plus léger, il s'en retourna vers le bureau, avec dans le coeur l'envie, enfin, de voir le beau côté des choses. Il se dit en esquissant un sourire :
-"Pour moi , c'est sûr, désormais les petits pois sont...rouges."
P.S : Un respectueux salut à Philippe Delerm qui a écossé les petits pois mieux que personne...

3 commentaires:

Blogger aortica a dit...

Quel talent..ces cheveaux m'ont aussi fait rever l'espace d'un instant j'etais aussi dans la course, mais l'introduction d'un autre personnage par la "vieille dame" car c'est le debut d'une grande histoire, j'attend la suite avec impatience.

4:14 PM  
Anonymous Anonyme a dit...

Superbe.Je découvre ce texte et ce blog Via celui de Karine.Bravo. Les larmes n'étaient pas loin.
à bientôt.

12:50 PM  
Blogger jilesetjum a dit...

Merci Leo.

tes quelques lignes sont une incitation formidable pour continuer...
Merci encore merci. Je m'y remets ce week end c'est promis...

1:09 PM  

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