mercredi, janvier 03, 2007

Les carottes sont cuites...

Le soleil descendait doucement derrière la colline en même temps que le vin dans ma gorge. J'avais tiré un vieux fauteuil en bois sur la terrasse et je voulais profiter de la douce lumière du soir qui donnait un air onirique à la campagne environnante. Presque diaphane, elle atténuait les reliefs au loin sur les montagnes naissantes et entourait les arbres d'un halo qui leur donnait vie éphémère et majesté. L'allée de platanes bordant la petite route de campagne qui longeait la propriété s'en trouvait sublimée.
Devant moi sur le muret en pierres sèches trônait une bouteille sans étiquette, à l'apparence banale. Je venais de remplir de son vin le tiers d'un grand verre à dégustation que j'avais lentement fait tourner pour admirer la robe pourpre qui dansait dans les derniers rayons du soleil. Cette première gorgée de vin qui coulait en moi était plus qu'une récompense : c'était une renaissance. Je n'avais pas encore cette culture du vin qui permet d'en parler des heures avant de donner un avis mais plus simplement, j'éprouvais une sensation de plénitude, une sorte de plaisir physique comme si je partageais avec les éléments, l'air, la lumière et la terre, un moment indéfinissable.
*****
Cinq ans auparavant, je suivais le cortège funéraire qui transportait le corps de mon grand-père vers sa dernière demeure. Il s'était éteint quelques jours plus tôt, sereinement dans son lit, entouré des siens. Il m'avait glissé quelques mots à l'oreille la veille de sa mort :
"Malgré mon grand âge, je peux te dire que la vie est courte. Ne la gâches pas, ne t'ennuies jamais...!"
A l'époque je n'avais pas vraiment prêté attention au sens de cette confidence. Je m'étais même félicité d'être un adepte de cette philosophie. Qui pouvait dire de moi que je pouvais m'ennuyer ? Personne !
Je courais le monde pour vendre l'un des nectars les plus appréciés sur la planète : la cuvée Louise ! Les grandes capitales, les soirées people, les hôtels de luxe, tout m'était dû et pourtant le temps me filait entre les doigts alors que mon agenda surchargé m'indiquait le contraire. Je le gérais comme un génie. capable de trois présentations dans la même journée dans deux villes différentes. j'avais même réussi à tomber amoureux lors d'une dégustation à Rome d'une journaliste italienne qui se prénommait Luisa ! Après quelques week-ends à courir l'un après l'autre dans les aéroports, ce dont elle se lassa rapidement, elle réussit à me convaincre de l'accueillir chez moi. Je m'exécutai sans résistance, à ma grande surprise ravi de la tournure que prenait ces événements auxquels je n'avais jusqu'alors jamais réfléchi.
Rapidement, elle tomba enceinte et mit au monde le plus adorable bambin qu'on puisse trouver, Luigi. Je l'adorais ; je me levai la nuit pour le regarder dormir...pendant trois mois puis le rythme endiablé de ma vie professionnelle reprit le dessus et je courus à nouveau à grande enjambées dans d'interminables couloirs pour attraper des correspondances de plus en plus hypothétiques dans des aéroports de plus en plus fréquentés... C'est à peine si je m'aperçus que Luigi avait une petite soeur, Charlotte qui pleura pourtant toutes les nuits jusqu'à l'âge de 6 mois.
C'était il y a deux ans. Luisa m'attendait, à côté du sapin de Noël. J'avais promis d'être plus présent, de m'occuper d'avantage des enfants, de la maison. J'avais même juré que cette année -juré, craché - Luisa n'aurait pas à se coltiner le norman de 4 mètres qui trônait dans l'entrée, que j'irai moi-même le découper dans le jardin avant de l'emmener à la déchetterie. Il était toujours là ! Et nous étions en mars...
Elle était assise les yeux embués de larmes et murmura :
- " Je suis fatiguée."
Je venais de subir un vol de 10 heures et un transfert de 90 minutes et elle me disait qu'elle était fatiguée. Je vis la détresse dans son regard et réfléchis quelques instants avant de répondre.
-"Moi aussi tu sais, les voyages, les soirées, les sourires forcés...
- "Tu ne nous vois plus, tu vis à côté de nous... est ce que tu te rends compte que tu t'échappes de cette maison ?
-Mais c'est pour vous que je fais tout cela, continuai-je, pas vraiment convaincu.
-Pas pour nous, pour çà, dit-elle en montrant le mobilier hors de prix qui nous entourait. Si tu nous aimes, il faut que cela change. Cette vie, ce n'est pas toi. Tu vaux mieux que cela. Ce n'est pas de jouets mirobolants ni de vacances de rêves dont tes enfants ont besoin, c'est de ta tendresse, de ton amour..."
Je ne trouvai rien à dire si ce n'est " Tu as raison, tu as raison" le visage caché dans sa chevelure en la serrant fort contre moi. Je montai en silence avec Luisa dans notre chambre et m'allongeai tout habillé contre elle. Je la berçais tout doucement en lui murmurant la comptine en italien qu'elle m'avait apprise pour que j'endorme les enfants les rares soirs où je rentrais avant qu'ils ne soient couchés.
Luisa me regardait avec tendresse comme si elle sentait la faille qui se faufilait sous ma panoplie de cadre vénéré - qui se croyait tel en tous cas...
Je me relevai quand elle s'endormit et descendis à la cave. J'avais besoin de réfléchir et un bon "vin de méditation" comme disent les italiens me serait du plus grand secours.
Je cherchai parmi les grands crus italiens, un amarone par exemple quand mon regard fut attiré par une caisse de bois toute simple, un peu en retrait dans l'ombre. Il s'agissait du vin que mon grand père tirait des plants de vignes qu'il avait fièrement élevés sur son domaine et qui donnait quelques milliers de bouteilles chaque année, qu'il vendait aux voisins et sur les marchés, et surtout qu'il partageait avec les amis. Il me disait toujours les quelques fois où nous partageâmes ensemble une de ses bouteilles :
-"il est du vin comme du reste... On n'est jamais mieux servi que par soi-même".
Je remontai dans mon bureau en emportant au passage un tire-bouchon et un verre à dégustation. Je fermai doucement la porte pour éviter de réveiller la maisonnée.
Du fond de l'armoire sous une pile de journaux sportifs que je ne m'étais jamais résolu à jeter, je tirai une vielle boîte à biscuits, remplis de photos jaunies où mon grand-père apparaissait sous tous les âges. Un émouvant cliché signe Harcourt où il semblait rayonner de bonheur me tira un sanglot. En dégustant son vin, je parcourrai toutes ces années dont j'avais si sottement gâché une grande partie. Ce cru n'était pas extraordinaire mais il avait tenu ses promesses et mon grand-père eut certainement tiré quelque fierté de mon plaisir. C'était le vin d'un honnête homme.
Je soulageai tranquillement la bouteille de son contenu en même temps que ma conscience de toutes les barrières que j'avais consciencieusement élevées pour m'éviter de trop réfléchir à ce que devait être ma vie.
Au matin, en se levant, Luisa me trouva dans la rue, en train de planter un panneau "A vendre" sur la pelouse devant la maison.
-"Mais, que fais-tu ? Qu'est ce qui t'arrives ? Tu es fou ? me demanda-t-elle, entre rire et larmes.
-C'est décidé, je vais m'occuper de vous et commencer une vraie vie.
- Mais que vas-tu faire ? Et ton travail ?
- Terminé, mon travail, j'ai appelé ce matin le cabinet de Maître Courteau. Il va se mettre en rapport avec le service juridique de la boîte et négocier mon départ. Ils seront ravis, les nouveaux cost killers préparaient une charrette. Ils n'auront même pas à me le proposer !
- Mais que vas- tu faire ?
- Eh bien, je finis de planter ce panneau, ensuite je conduirai Luigi à la maternelle. Après nous enfourcherons nos vélos et nous irons emmener Charlotte se balader dans la petite remorque que j'avais acheté pour Luigi et qui n'a jamais servi."
Luisa pleurait en me serrant dans ses bras, je ressentis le contact de son corps d'une façon indescriptible comme si je me réveillai d'un long sommeil.
Elle reprit :
-"D'accord, pour aujourd'hui, mais demain, et après ?" Il n'y avait aucune inquiétude dans sa voix, juste de la curiosité, comme si elle n'osait pas s'avouer qu'elle avait deviné mon projet en découvrant la bouteille vide dans le bureau.
Mon père et moi ne nous étions plus parlé depuis l'enterrement de mon grand-père. Il n'avait pas compris que je continue à vendre "le vin des autres" comme il disait. Nous ne nous étions pas particulièrement fâchés, ce jour-là, mais il m'avait dit :
-"tu me rappelleras quand tu seras prêt".
J'avais pris ces mots au pied de la lettre.
-"Dans quelques jours j'appellerai mon père, pour lui dire que je suis d'accord pour reprendre le domaine de mon grand-père." murmurai-je à l'oreille de Luisa avec le même indicible bonheur que si je hurlai à la terre entière.
*****
Les derniers rayons du soleil s'éteignirent derrière la colline, plongeant tout le vignoble dans une ombre orangée, presque violette. Dans mon dos, j'entendais Luisa qui s'affairait en cuisine. Elle avait préparé un boeuf en sauce. Sa voix me parvint, au milieu des rires des enfants qui jouaient sur la terrasse.
" Allez à table, les carottes sont cuites...et n'oublies pas la bouteille. J'aimerai bien goûter Notre vin, moi aussi."