samedi, novembre 29, 2008

LA COCOTTE


Voici la première nouvelle que j'ai envoyée à un concours littéraire il y a quelques mois. Une gentille lettre de refus (la première d'une longue série ?) vient de m'informer que bla-bla-... Mais ce n'est pas grave je suis plutôt content car
1- je l'ai envoyée ce qui est une première
2-ils ont pris la peine de répondre
et cela me donne envie de continuer pour recevoir un jour...une lettre m'informant que je suis lauréat. Je vous livre donc ce texte, tel quel, dans son intégralité. Vos commentaires sont les bienvenus. Il s'agissait d'un concours portant sur la gastronomie et les plaisirs qu'elle peut procurer. Bonne lecture !


LA COCOTTE

En se diffusant régulièrement sous mon fond tout feux, la chaleur du piano dernier cri qui ornait la cuisine où j’avais élu domicile l’été dernier permit la lente fusion du beurre qui commença à crépiter. Au dessus de moi s’agitait un grand brun inconnu qui venait pour la première fois à la maison. Du fond de mon placard, quelques heures auparavant, j’avais saisi des bribes de conversation lorsqu’il était arrivé avec mes propriétaires : Mo et Patricia. Ils étaient tout naturellement installés autour du plan de travail pour partager un verre de chardonnay.
Il arrivait juste de France et connaissait Patricia grâce à son travail. Je compris sans trop en savoir plus qu’il allait passer quelques jours ici pour raisons professionnelles et que chacun avait jugé plus opportun ce séjour chez l’habitant plutôt que le choix d’un hôtel impersonnel de centre ville.
Lorsque l’on me sortit de l’élément de cuisine où, le plus généralement, j’avais ma place, à côté du réfrigérateur, je ne compris pas tout de suite le pourquoi du dérangement. Ici, en semaine, c’était plutôt livraison de plats préparés ou restaurant, le week-end étant réservé aux soirées entre amis où l’on faisait honneur à la cuisine et à ses instruments. Quoiqu’il en fut, je tenais à faire honneur à l’inconnu dont j’appris qu’il s’appelait Olivier et, en honnête ustensile, m’apprêtait à donner le meilleur de moi-même.
Pourtant ce qui se passait dans la maison m’apparut bien étrange. Mo et Patricia quittèrent rapidement les lieux et nous laissèrent la cuisine et moi, à la merci de ce jeune français qui ne semblait douter de rien. En effet, flatté de l’invitation à loger chez ses amis, il avait entrepris de les remercier en leur offrant un dîner français traditionnel, ce qu’à titre personnel, j’appréciai particulièrement mais que je trouvais surprenant quant à la saison. Depuis deux semaines, alors que nous étions à la mi-janvier, j’entendais du fond de mon tiroir le ronron des déneigeuses presque chaque matin : rien que de bien normal à Toronto !
Seulement Mo et Patrica avait quitté la maison pour aller faire quelques emplettes et rapporter à cet hurluberlu de quoi concocter…une ratatouille ! L’impertinent, que dire de plus, avait offert de préparer ce plat estival pour apporter un peu de chaleur gastronomique française à ses hôtes.
En attendant leur retour, il avait entamé les préparatifs avec les ingrédients dont il disposait. Quand je le vis entreprendre la découpe des tomates avec un couteau à pain, je m’inquiétai pour la suite des opérations. Ma mansuétude toute naturelle, composée d’un alliage prêt à toutes les expériences culinaires lui accorda qu’il n’était pas évident de trouver les outils adéquats dans une cuisine que l’on ne connaissait pas et que seule l’intention comptait. Si, dans un premier temps, la chair des tomates souffrit de cette erreur de casting autant que mon égo qui se demandait si ma fabrication exemplaire et mes qualités naturelles n’étaient pas de trop pour ce cuisinier à la petite semaine, mon jugement changea sensiblement lorsque je le vis, après avoir méticuleusement fouillé les tiroirs entamer l’épluchage puis la découpe des oignons avec un véritable couteau de chef. Visiblement ce garçon avait, si ce n’est du talent, des dispositions, pour le moins de la volonté. Il avait sûrement appris auprès d’un professionnel la technique qu’il employait pour éviter les pleurs intempestifs. D’un geste sûr quoique ralenti par l’application, il trancha le bulbe en petits morceaux qui vinrent rapidement danser sur mon fond un peu surchauffé. D’un geste averti, à l’oreille aurais-je envie de dire, il baissa le feu en attendant le retour des ses amis afin d’ajouter les autres ingrédients. Laissant blondir l’oignon à température idéale, il s’abandonna à l’observation des alentours par la baie vitrée qui de la cuisine offrait une jolie vue sur la terrasse en bois qui donnait sur la piscine qu’on devinait sous l’épaisse couche de neige immaculée qui recouvrait le jardin.
Profitant de l’absence de Mo et Patricia, Olivier avait sorti de ses bagages deux bouteilles avec lesquelles il souhaitait faire honneur à ses hôtes et à la soirée : Une Grande Dame 1995 de Veuve Clicquot qui lui semblait toute appropriée à sceller une amitié naissante et un Bandol rouge de 1997 qui conviendrait parfaitement à la ratatouille qu’il comptait accompagner d’un steak de thon rouge, juste saisi à la poêle.
De mes entrailles s’échappait maintenant le fumet caractéristique des débuts de cuisson qui venait embaumer les pièces alentours et les narines du chef d’un jour qui vérifia ainsi le bon démarrage des opérations.


Tout à l’observation de ce nouvel occupant de la maison, je ne remarquai le retour de mes propriétaires qu’au bruit caractéristique du papier d’emballage kraft que l’on vide au retour des emplettes : aubergines dodues, poivrons rouge et vert et courgettes brillantes vinrent s’amonceler autour de moi. Quelques olives noires et du thym frais – à Toronto en janvier ! Dans quel monde vit-on ? – et Olivier n’avait plus qu’à dérouler le reste de sa recette. En même temps que la température de cuisson, celle de l’atmosphère augmentait à la faveur d’une bouteille de Champagne qui permettrait de patienter en échangeant quelques banalités pour briser la glace. S’il n’est pas toujours facile d’arriver en invité chez des amis lointains, les conversations démarrant plutôt lentement, quelques verres de chardonnay et la chaleur de cuisson ont un effet plutôt décongestionnant.
« - Tu prépares souvent ce plat ? demanda Patricia
- C’est la première fois que je fais une ratatouille, répondit Olivier dans un grand sourire tandis que Mo manquait de s’étrangler de surprise.
- Mais d’où connais-tu la recette alors ? continua son hôte réellement intéressée par la situation.
- J’ai vu ma grand-mère la préparer si souvent que j’entends encore dans mon souvenir le chant des cigales qui couvrait les bruits de cuisson. »

Rassurés, Patricia et Mo mirent le couvert pendant qu’Olivier rectifiait l’assaisonnement. Puis on me déposa à la bonne franquette au milieu de la table, vite rejoint par la bouteille de Bandol. On buvait sec autour de moi et j’en éprouvais une certaine fierté. Plus que de bonnes choses dans les assiettes et dans les verres, je ressentais une forte dose d’amitié naissante. Mo, qui écoutait plus qu’il ne parlait, coupa la conversation et d’une voix assurée par l’alcool :
« - Et alors pourquoi tu fais pas cuisinier si tu aimes tant çà ?
- Parce que je mets de l’amour dans ma cuisine et que j’aurai bien trop peur de ne pas en avoir assez pour tous mes clients, répondit Olivier en s’esclaffant. »
Les trois solides mangeurs m’avaient vidé de mon contenu depuis longtemps et je les observais, légèrement ivres de vin et d’amitié plaisanter alors que la nuit s’étirait.
Patricia, en bonne maitresse de maison desservit la table et rappela que demain tout le monde se levait tôt et que le temps était venu de se retirer. Chacun monta rapidement mais Olivier qui pourtant devait être épuisé par le décalage horaire redescendit discrètement après quelques minutes. Il pénétra dans la cuisine et s’approcha de moi :
« - tu sais, ma cocotte, je te dois une fière chandelle. Ce n’est pas le tout d’avoir le souvenir d’une recette. Il faut des bons ustensiles pour être un bon artisan. Tu m’as rendu un fier service car au-delà du plaisir gastronomique que nous leur avons procuré, c’est surtout une le début d’une belle histoire qui s’est scellé autour de toi. »

Il me prit dans ses mains et fit couler un filet d’eau chaude, frottant délicatement mes parois pour effacer les témoignages du dîner de ce soir. Puis il remonta sans plus un mot dans sa chambre.
Au bord de l’évier, le long de mon alliage ultra moderne, à la chaude lumière des lampes tamisées qu’il avait oublié d’éteindre, s’écoulèrent les dernières gouttes, témoignage de la vaisselle achevée, comme les larmes de bonheur d’avoir vécu un grand moment d’amitié.